La confirmation en 2015 de réserves de gaz atteignant les quelques 425 milliards de mètres cubes dans les zones côtières partagées entre la Mauritanie et le Sénégal, a fait naître l’espoir, notamment de fournir de l’électricité à environ 30 % des 18 millions de Sénégalais estimés sans accès.
A cette époque, les pêcheurs artisanaux locaux en charge de ramener de l’argent dans les communautés de Guet Ndar à St Louis et autres, étaient déjà aux prises avec de nombreuses difficultés telles que l’érosion côtière de leurs villages et les disparitions en mer. Le pire était cependant la concurrence des navires industriels étrangers et la perte progressive de l’accès aux zones de pêche les plus productives, du moins cells accessibles avec leurs bateaux non pontés, appelés localement pirogues.
La ville insulaire de Saint-Louis, en langue locale wolof Ndar, est un port maritime situé près de l’embouchure du fleuve Sénégal. C’est aussi le terminus ferroviaire situé au nord-nord-est de Dakar, au Sénégal. L’île et la ville sont reliées au continent par un pont. Saint-Louis, fondée en 1659, est la plus ancienne ville coloniale de la côte ouest africaine et fut la capitale administrative des territoires français d’Afrique occidentale de la Mauritanie et du Sénégal. Elle fut la capitale sénégalaise de 1872 à 1957 mais perdit ensuite partiellement son statut culturel et économique. Officiellement, la population était estimée à 258 592 habitants en 2021. Avec une histoire couvrant au moins trois siècles, la ville est classée site du patrimoine mondial de l’UNESCO: les maisons typiques de Saint-Louis, le système de quais, le tracé des rues, la berge, le village de pêcheurs et le pont Faidherbe contribuent tous à l’identité unique de la ville.
Jusqu’à récemment, la pêche était l’activité économique la plus importante de Saint-Louis après le tourisme. La pêche au filet maillant encerclant et à la senne coulissante cible principalement les petits pélagiques – les sardinelles (Sardinella aurita et S. maderensis) et l’alose bonga (Ethmalosa fimbriata). Les équipements lourds sont actionnés par une vingtaine d’hommes à partir de grandes pirogues. Les pirogues avaient l’habitude de travailler dans la diattara, le nom local en langue wolof de la zone de pêche fertile qui se trouve maintenant sous la plate-forme gazière. Ils naviguaient également vers le nord et le sud de façon saisonnière à la poursuite des grands bancs de petits poissons pélagiques qui étaient leur principale cible. Ils ont fourni une part substantielle des débarquements nationaux de petits pélagiques. Achetés, transformés et commercialisés par les femmes, ces poissons étaient abordables pour tous. L’emploi dans la pêche et dans les activités pré- et post-récolte était un puissant facteur économique et un élément-clé de la sécurité alimentaire locale.
Par ailleurs, il n’a pas été plus facile de trouver un équilibre satisfaisant entre les différentes demandes sur des espaces limités sur terre, un problème que les familles de pêcheurs connaissent bien car elles habitent des quartiers exigus.Les femmes, plus particulièrement, ont dû lutter encore et encore contre les installations touristiques et autres opérateurs pour préserver l’accès à leurs sites de transformation et de commercialisation le long de la côte. Dès 2012/13, nous avons réalisé une interview vidéo avec l’une des femmes leaders, la remarquable Awa Seye, malheureusement décédée en 2022.
La performance économique autrefois significative de la pêche a cédé la place à une perte massive de revenus (1) et à une disparition progressive de certaines communautés de pêcheurs avec des centaines d’hommes quittant le pays à cause de la honte associée à l’impossibilité de subvenir aux besoins de leurs familles. De plus en plus de femmes se tournent vers la prostitution clandestine en dernier recours afin de loger et nourrir leurs enfants lorsque l’aide familiale et les prêts sont insuffisants. C’est une tragédie humaine à grande échelle (2).
La pêche artisanale souffrait de la surpêche industrielle, légale ou illégale bien avant la signature du partenariat entre les géants mondiaux du gaz et du pétrole BP et Kosmos Energy et les compagnies pétrolières publiques sénégalaise (PetroSen) et mauritanienne (SMHPM). Et si les navires industriels débarquaient du poisson, ce n’était pas pour la consommation locale. Au lieu de nourrir la population du Sénégal et des pays sahéliens, le poisson pêché est largement transformé en farine et en huile dans les nombreuses usines qui ont vu le jour en Mauritanie, au Sénégal, voire en Gambie afin de desservir un marché d’exportation d’aliments pour animaux en Asie et en Europe.
Selon les compagnies gazières, l’accord gazier global appelé le projet “Greater Tortue Ahmeyim”, devrait produire environ 2,3 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié par an. Cela suffit pour soutenir la production pendant plus de 20 ans. Le coût total des premières et deuxièmes phases est estimé à près de 5 milliards de dollars, selon un rapport de l’Action environnementale allemande (Deutsche Umwelthilfe) et de l’organisation environnementale et de défense des droits de l’homme “Urgewald” basée en Allemagne. Les entreprises prévoient de finaliser la phase 1 et de démarrer la production d’ici la fin de 2023. Les emplois promis se sont pour la plupart avérés être un mirage (fata morgana) du moins pour la population locale.
Pendant des années, des scientifiques étudiant l’écologie de la région avaient émis des doutes, notamment au sujet de l’oléoduc construit par BP à travers de ce qui a été qualifié de plus grand récif corallien en eau profonde froide au monde au large des côtes du Sénégal et de la Mauritanie. La demande d‘évaluation de l’impact environnemental du projet émise en 2018 par le ministère sénégalais de l’environnement avait été qualifiée de “non-sens” par BP. Une lettre ouverte a été publiée avant la signature des contrats avec les majors gazières. Mais les ministères en charge des deux pays sont allés de l’avant malgré tout. L’article de Mongabay suggère un lien avec le scandale de corruption de 2019 au Sénégal (3). L’article reproduit également une carte indiquant l’emplacement des champs d’extraction et des installations. A la tragédie humaine peut ajouter une tragédie environnementale.
Aliou Sall, vice-président de Mundus maris et secrétaire exécutif de l’ONG locale CREDETIP, mène actuellement une enquête visant à recueillir les réactions des hommes et des femmes des communautés de pêcheurs dans le cadre d’une étude spéciale portée par la plateforme de recherche V2V.
Entre-temps, nous avons publié un communiqué de presse appelant à la solidarité avec les communautés de pêcheurs touchées, à l’arrêt de la phase 2 du projet et à la réorientation des investissements indispensables vers les énergies renouvelables et les emplois locaux. Le communiqué de presse peut être lu ici.
Traduction française de Christiane van Beveren.
(1) Ba, A., Schmidt, J.O., Dème, M., Lancker, K., Chaboud, C., Cury, P.M., Thiao D., Diouf, M., Brehmer, P., 2017. Profitability and economic drivers of small pelagic fisheries in West Africa: A twenty year perspective. Marine Policy, 76(16):152–158 DOI: 10.1016/j.marpol.2016.11.008
(2) Associated Press, 2023. Some locals in Senegal city say gas deal has driven them to desperation, prostitution. https://www.nwaonline.com/news/2023/apr/19/some-locals-in-senegal-city-say-gas-deal-has/
(3) Toto, E., 2023. Win for science as BP pressured into cleaning up offshore gas plans. Mongabay, 9 Feb. 2023 https://news.mongabay.com/2023/02/win-for-science-as-bp-pressured-into-cleaning-up-offshore-gas-plans/
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