C’est dans le cadre des préparatifs du prochain sommet mondial de la pêche artisanale, que sont organisées des réunions régionales par la plateforme de recherche « Too Big To Ignore » (TBTI) et ses partenaires sous le titre évocateur de « Bright spots – Hope spots » (points lumineux – points d’espoir). La rencontre pour l’Europe a rassemblé un petit groupe de chercheurs et de pêcheurs près de Larnaca, à Chypre, du 1er au 3 juillet 2024. Katia Frangoudes, basée à l’IUEM/UBO, Brest, France, en était l’hôte principale; elle n’a pas ménagé ses efforts pour rendre la réunion professionnellement productive dans l’atmosphère agréable créée par l’hospitalité traditionnelle chypriote.
Le symposium co-présidé par Katia et Ratana Chuenpagdee de TBTI Global, a offert d’excellentes possibilités d’échanges, plus approfondis que ceux normalement permis par les grandes conférences qui n’autorisent que des présentations de 10 à 12 minutes et pratiquement aucun temps de questions-réponses en dehors des pauses-café et des activités sociales.
Deux nouveaux ouvrages intéressants furent présentés, tous deux disponibles sous forme d’e-books à un prix abordable : José Pascual Fernández, de l’Universidad de La Laguna (Espagne), a présenté la version consolidée d’un vaste panorama de la pêche artisanale européenne qu’il a édité avec Cristina Pita et Maarten Bavinck et qui est publié dans la série MARE Springer ; et Julia Nakamura du Bureau juridique de la FAO a présenté le dernier ouvrage de la série intitulé «Implementation of the Small-Scale Fisheries Guidelines. A legal and policy scan» («Mise en oeuvre des directives relatives à la pêche artisanale. Une analyse juridique et politique») co-édité par Ratana Chuenpagdee et Svein Jentoft.
Cornelia E. Nauen, de Mundus maris, a fait part de deux motifs d’espoir dans un contexte de baisse de la production totale dans les eaux européennes, alors même que la valeur de la production augmente en mode inflationniste, en raison d’une combinaison de pénurie, de coûts de production et de bénéfices plus élevés, en particulier dans les longues chaînes de valorisation.
Selon la Commission européenne, l’importance socio-économique de la pêche artisanale (SSF) dans les eaux européennes peut être résumée en quelques chiffres clés : 74 % de la flotte, mais seulement 8 % du tonnage, de taille comprise entre 5 et 7 m de longueur hors tout (loa), 3 GT, avec un moteur de 34 kW. En 2021, la flotte artisanale représentait 49% de l’emploi dans le secteur, mais plus de 50 % dans les régions les plus dépendantes de la pêche. La valeur des débarquements, qui représente 12 % du total, dépasse les quantités débarquées, qui sont de l’ordre de 7 %. Les engins les plus utilisés sont les trémails, les pièges, les hameçons et les palangres, qui ont un faible impact sur l’environnement.
L’un des cas présentés portait sur l’initiative ‘Casa dei Pesci‘ (Maison des poissons) le long de la côte toscane, en Italie, sous l’impulsion d’un courageux pêcheur artisan, Paolo Fanciulli. Un grand nombre de scientifiques, de touristes, d’autorités locales et de divers représentants de la société civile et d’entreprises ont fait appel à l’intelligence collective pour trouver des solutions créatives de lutte à long terme contre la surpêche qui ne fut interrompue que temporairement par la Seconde Guerre mondiale. La surpêche n’est pas un phénomène nouveau en Méditerranée comme il l’a été déploré durant la période romaine, où la demande de poisson dans la capitale ne pouvait être satisfaite que par des importations en provenance des provinces.
Pendant un temps, les garde-côtes et les autres services publics chargés des activités maritimes n’ont pas souhaité faire respecter la zone d’exclusion côtière de 12 milles que les pays peuvent réserver à la pêche artisanale SSF et ainsi empêcher la pêche au chalut de fond à fort impact. Le chalutage de fond est considéré comme de la pêche industrielle dans la législation européenne relative aux subventions publiques, quelle que soit la taille du navire. Les mentalités évoluent progressivement à mesure que l’on prend conscience des dommages environnementaux causés par certaines formes de pêche industrielle. En outre, les conséquences économiques de l’exploitation d’une ressource de plus en plus réduite la rendent de moins en moins attrayante et pourraient devenir un levier plus puissant que l’appel à des considérations rationnelles et à des stratégies commerciales écologiquement et socialement responsables.
La sensibilisation à l’environnement s’est certainement accrue, notamment grâce au tourisme de pêche (pescatourism) que Paolo Fanciulli a réussi à faire accepter officiellement en Italie. Son petit bateau, le Sirena, peut accueillir jusqu’à 12 personnes par jour. Pendant la saison estivale, jour après jour, depuis plus de 10 ans, il leur raconte l’histoire de son combat de toute une vie pour la défense de la vie marine et des anciens habitats de posidonies et leur montre la fraîcheur des poissons capturés dans les trémails d’une longueur maximale de 1 000 mètres posés la nuit précédente.
Ces excursions ont permis d’élargir la communauté des sympathisants et de prendre de nombreuses mesures de protection originales et créatives. La plus spectaculaire d’entre elles consiste à inciter des sculpteurs de renom à tailler des statues dans des blocs de marbre provenant de la carrière de Michelangelo à Carrare. Les blocs de marbre ont été offerts par le propriétaire de la carrière après avoir accompagné Paolo lors d’une de ses excursions. Emily Young et d’autres sculpteurs ont mis tout leur art au service du projet de musée sous-marin qui a permis de créer un nouvel habitat tout en empêchant le chalutage de fond.
La mesure d’un petit échantillon de poissons capturés dans les filets de Paolo Fanciulli l’année dernière montre que la plupart des spécimens sont suffisamment grands pour se reproduire et contribuer ainsi à la reconstitution de l’écosystème.
La diversification des activités économiques, y compris la gestion d’un restaurant dans son jardin le soir, proposant un menu basé sur le poisson fraîchement pêché, est un travail difficile pour survivre dans un contexte où les ressources sont trop rares et l’accès au marché trop difficile comme base unique pour nourrir la famille. C’est le sort de nombreux autres pêcheurs comme lui, tant que des mesures de protection ne seront pas mises en place à plus grande échelle pour rétablir la productivité de l’écosystème. Ces mesures de protection sont d’autant plus urgentes que les eaux de surface, qui se réchauffent rapidement, deviendront attrayantes pour de plus en plus d’espèces qui migrent vers la Méditerranée par le canal de Suez. Cette migration Lessepsienne, nommée d’après le constructeur du canal de Suez, se déroule de plus en plus rapidement dans le sens inverse des aiguilles d’une montre à partir de la Méditerranée orientale, atteignant déjà le sud de l’Adriatique. Le poisson-lion (Pterois volitans) et le crabe bleu (Callinectes sapidus) ne sont que la partie émergée de l’iceberg et sont des espèces commercialisables. Ce n’est pas le cas du poisson-crapaud à joues argentées, un poisson venimeux (Lagocephalus sceleratus), une espèce très invasive qui peut atteindre des tailles spectaculaires d’un mètre ou plus en Méditerranée orientale, où elle endommage les pêcheries locales en détruisant les filets et en mangeant les poissons capturés sur les palangres. À ce jour, plus de 660 espèces exotiques originaires de l’Indo-Pacifique et de la mer Rouge ont été identifiées en Méditerranée orientale, remplaçant progressivement la faune locale.
La deuxième étude de cas concerne l’initiative de l’association des pêcheurs commerciaux de l’île d’Amorgos, l’île grecque la plus orientale de l’archipel des Cyclades, dirigée par Michalis Croessmann. Lui et ses collègues pêcheurs côtiers ont compris que s’ils ne prenaient pas des mesures pour lutter contre la surpêche et la pollution plastique massive, ils seraient les derniers de leur espèce.
Et ils ont agi. En 2021, ils ont cessé toute pêche pendant la principale période de frai des espèces qu’ils ciblent, en mai/juin, et ont utilisé ce temps non seulement pour l’entretien, mais aussi pour permettre à la moitié des membres de l’association de ramasser les déchets sur les plages de l’île, dont beaucoup ne sont accessibles que par la mer.
Au cours des deux premières années de cette initiative, les pêcheurs ont collecté plus de 1 200 grands sacs de déchets, ainsi que de nombreux objets très volumineux. Ils ont envoyé plus de 15 tonnes de plastique au centre de tri, où 60 à 65 % seront recyclés. Ils ont également recyclé plus de trois tonnes de filets de pêche et de cordes, ce qui les a amenés à réfléchir à la manière de modifier leur propre équipement pour qu’il soit plus facile à récupérer en cas de perte ou qu’il soit naturellement recyclable. Le soutien de deux organisations environnementales a été déterminant dans cette réussite.
Bien qu’il n’ait pas réussi à obtenir un financement européen pour son initiative, le ministère national a accepté de soutenir une étude biologique d’un an sur les ressources autour de l’île, cofinancée par les ONG. C’est pourquoi, au cours de la récente ‘Our Ocean‘ Conference en avril 2024 à Athènes, le ministre a annoncé l’interdiction du chalutage de fond en Grèce et de trois zones de restriction de la pêche autour d’Amorgos, entérinant ainsi la proposition conjointe des pêcheurs et des scientifiques.
Ces projets sont tous deux à petite échelle par rapport à la nécessité urgente de reconstruire les fonctions et la productivité perdues des écosystèmes sur une zone beaucoup plus large. Les principaux protagonistes en sont des pêcheurs masculins, mais les femmes les soutiennent fortement, que ce soit dans l’entreprise familiale, en tant que chercheuses ou à la tête d’organisations de la société civile qui les soutiennent. La mesure dans laquelle ils seront imités pour avoir un impact plus important dépendra de la mesure dans laquelle les autorités publiques, encouragées également par un large soutien public, s’engageront plus fermement en faveur de la protection de la nature et de la réorientation des priorités des intérêts de la pêche industrielle au profit d’une pêche côtière à faible impact, créatrice d’emplois et de valeur ajoutée pour l’économie locale. Le plus grand encouragement pour la pêche artisanale sera de redevenir suffisamment attractif pour que la jeune génération y voie un avenir de pêche responsable. Les slides sont disponibles ici.
Des moments particulièrement pertinents du symposium ont consisté en une visite des sites de débarquement due la SSF de Larnaca dans les environs ainsi qu’une session de l’après-midi au cours de laquelle des pêcheurs locaux ont discuté avec leurs homologues du Royaume-Uni. Lors de la visite du site de débarquement, deux pêcheurs ont expliqué comment les pêcheurs tentent de gagner leur vie en déjouant les concurrents alimentaires comme les dauphins, en essayant de modifier les techniques de pêche et en se regroupant pour obtenir de meilleurs prix sur le marché grâce à la livraison au même négociant à Zygi, en qui ils ont confiance et qui leur permet d’avoir un meilleur accès au marché grâce à de plus grandes quantités.
Naturellement, des différences institutionnelles affectent la pêche côtière dans les deux pays. La plus grande différence réside peut-être dans le fait que les pêcheurs côtiers britanniques peuvent encore pêcher. Cela génère un revenu annuel respectable, bien que les pêcheurs aient dû faire face à des pertes importantes dues à la concurrence directe d’une petite flotte de navires industriels équipés de très grands filets enveloppants qui capturent un banc entier de harengs ou de maquereaux en une seule fois. Un tel banc aurait fourni aux pêcheurs côtiers des prises et des revenus pendant un an ou plus. Dans l’ensemble, leur statut général de pêcheurs dans l’opinion publique a souffert d’une plus grande prise de conscience des dommages causés par les industriels.
À Chypre, la base de ressources locales s’est pratiquement effondrée et le peu de prises qu’ils peuvent faire est souvent dominé par des espèces exotiques, telles que le poisson-lion. Au moins, celui-ci est délicieux, grillé ou frit, mais les épines venimeuses doivent être soigneusement retirées avant transformation. La capture des crevettes, qui atteignent des prix élevés, nécessite des mailles de petite taille et peut entraîner des prises accessoires non désirées de juvéniles d’espèces commerciales, ce qui compromet les récoltes futures. Un programme public versant aux pêcheurs 4,8 euros pour chaque kilo de poisson-crapauds à joues argentées venimeux débarqués en vue de leur incinération apporte un certain soulagement économique.
Ilias et Photis, les deux pêcheurs au franc parler qui ont accueilli les participants du symposium au port et se sont joints à la réunion pour le reste de la journée, regrettent que le gouvernement n’écoute pas leurs plaintes et leurs suggestions, alors même qu’ils sont mieux organisés que dans d’autres pays. Ils pensent que c’est une occasion manquée de trouver de meilleures réponses au déclin apparemment inéluctable de la pêche.
Mais ils ne voulaient pas abandonner. Antonis a été chargé de porter un message d’espoir et de défi au sommet de la pêche artisanale prévu à Rome immédiatement après.
Il n’y a pas de solutions simples, mais dans plusieurs cas discutés au cours du symposium, l’avenir s’annonce sombre. Il faudra déployer des efforts considérables pour reconstituer les ressources d’un écosystème fonctionnel afin de contrer les effets combinés des espèces exotiques envahissantes dans un système surexploité et des divers effets du changement climatique déjà fortement ressentis. Ces efforts nécessitent des modifications des politiques, du niveau local au niveau européen, ainsi qu’un renforcement de la confiance entre les institutions gouvernementales, les pêcheurs et les autres parties prenantes. Il faut se méfier des suggestions de solutions technologiques, qui n’apporteront souvent qu’un répit temporaire sans s’attaquer aux problèmes fondamentaux. Trop souvent, l’augmentation des investissements dans les technologies entraîne un endettement et oblige les pêcheurs – comme c’est le cas dans d’autres secteurs des ressources naturelles, tels que l’agriculture – à pousser l’écosystème encore plus loin pour rembourser leur dette, réduisant ainsi les chances d’une reconstitution solide des ressources. Cette situation enrichit les propriétaires des entreprises technologiques et les banques, mais ruine généralement les opérateurs à petite échelle.
L’équilibre entre les multiples demandes d’espace et de ressources, qui sont souvent en concurrence directe, bénéficierait d’un dialogue plus systématique permettant d’entendre toutes les voix, y compris celles des spécialistes de l’environnement et des sciences sociales, et pas seulement celles des investisseurs fortunés. Il ne s’agit pas d’une simple fantaisie, mais d’un moyen éprouvé de minimiser les dommages causés par des situations de plus en plus conflictuelles, tant pour la nature que pour les sociétés, du niveau local au niveau national. Cela nécessite des politiques adéquates visant à maintenir les sociétés hors d’état de nuire. Pour assurer un avenir vivable, il est essentiel d’arrêter les entreprises qui privilégient leurs propres gains à court terme au détriment de tout et de tous les autres. Il s’agit d’une responsabilité collective pour les générations actuelles et futures. Là où de tels dialogues inclusifs sont en place, des solutions respectant les limites planétaires sont mises en œuvre par le biais d’un large consensus.
Le programme détaillé du symposium et les résumés des communications présentées sont disponibles ici.
Toutes les photos sont de CE Nauen, sauf indication contraire. Traduction française de Christiane van Beveren.
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